BĂ©tharram : de nouvelles archives de l’affaire de 1996 prouvent l’implication de François Bayrou

En 1996, la condamnation d’un surveillant gĂ©nĂ©ral met en lumiĂšre l’incroyable climat de violences au sein de l’établissement. Une professeure tente de briser l’omerta. Mais le ministre de l’éducation de l’époque, François Bayrou, maintient sa confiance Ă  l’institution religieuse.

David Perrotin et Antton Rouget - 14 février 2025 à 18h07


L’affaire de 1996, qui a dĂ©bouchĂ© sur la condamnation d’un responsable de Notre-Dame-de-BĂ©tharram (PyrĂ©nĂ©es-Atlantiques), ne montre pas seulement que François Bayrou Ă©tait parfaitement informĂ© du climat de violences au sein de l’établissement privĂ©, contrairement Ă  ses dĂ©clarations rĂ©pĂ©tĂ©es devant l’AssemblĂ©e nationale.

Elle montre surtout que le premier ministre a pris fait et cause pour ce collĂšge-lycĂ©e catholique, dans lequel il a scolarisĂ© ses enfants et oĂč sa femme donnait le catĂ©chisme, plutĂŽt que d’enrayer la machine. Une machine infernale ayant abouti au dĂ©pĂŽt, depuis 2023, de plus d’une centaine de plaintes pour des mauvais traitements (violences physiques ou pĂ©docriminelles) dĂ©noncĂ©s par des anciens Ă©lĂšves, de 1950 aux annĂ©es 2010.

Les archives des deux quotidiens rĂ©gionaux, Sud Ouest et La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es, ainsi que celles des journaux tĂ©lĂ©visĂ©s de l’époque, retrouvĂ©es par Mediapart, prouvent en effet que l’élu bĂ©arnais, qui occupait alors les fonctions de ministre de l’éducation nationale depuis trois ans, a Ă©tĂ© interpellĂ© sur cette affaire qui dĂ©frayait la chronique avant de se ranger derriĂšre les arguments en faveur de la direction de Notre-Dame-de-BĂ©tharram.

L’institution Ă©tait dĂ©fendue par M° Serge Legrand, un proche du maire de Pau dont il partageait d’ailleurs les engagements politiques, au cƓur de la mobilisation des notables locaux (avocats, rĂ©seau d’anciens Ă©lĂšves, etc.) pour que rien ne change dans l’établissement.

L’affaire explose avec la plainte de JĂ©rĂŽme, pĂšre d’un Ă©lĂšve de 14 ans, qui dĂ©nonce des « violences volontaires » et des « traitements inhumains et dĂ©gradants », « fissurant » ainsi « la chape de silence qui pesait jusque-lĂ  », comme l’écrit La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es le 10 avril 1996.

Notre-Dame-de-BĂ©tharram a alors dĂ©jĂ  la « rĂ©putation de “boĂźte” rigoureuse oĂč la discipline ne laisse aucune place Ă  la fantaisie », poursuit l’article, si bien que l’institution est « souvent dressĂ©e comme une menace par des parents qui dĂ©sespĂšrent de leurs enfants ». Mais le tĂ©moignage du fils de JĂ©rĂŽme, bientĂŽt complĂ©tĂ© par d’autres rĂ©cits, montre que l’encadrement dĂ©passe la seule rigueur. Dans le « milieu enseignant » d’ailleurs, il « se murmurait bien » que sa « cĂ©lĂšbre discipline Ă©tait maintenue selon des mĂ©thodes que l’on croyait disparues », poursuit La RĂ©p’

BĂ©tharram s’affiche alors en grand, en haut de la troisiĂšme page (la premiĂšre que l’on voit en ouvrant le journal) du premier journal local. Le sujet est Ă©voquĂ© dans les TT locaux et jusqu’à la grand-messe des 20 heures de TF1 et Antenne 2. La plainte fait en effet Ă©tat de plusieurs Ă©pisodes de violences subis par l’élĂšve, de la part du surveillant gĂ©nĂ©ral Marie-Paul de Behr. Ce dernier lui a assĂ©nĂ© un coup Ă  l’oreille en janvier 1995, entraĂźnant une perte auditive dĂ©finitive, aprĂšs que l’élĂšve a protestĂ© contre l’augmentation de l’amende pour un verre cassĂ© (passĂ©e subitement de 2 francs Ă  5 francs).

Punitions collectives

En dĂ©cembre 1995, la victime est Ă  nouveau prise Ă  partie par le surveillant, qui le « met au perron » - une sanction rĂ©guliĂšre, Ă  BĂ©tharram — dehors en pleine nuit, sans lui laisser la possibilitĂ© de s’habiller (il est en slip et tee-shirt) pendant une heure et demie. Alors qu’il cherche Ă  regagner le dortoir, l’adolescent est « giflĂ© », « coincĂ© » par les bras, et reçoit des « coups de pied » de la part de Marie-Paul de Behr.

L’élĂšve finit par rĂ©ussir Ă  appeler ses parents, qui le conduisent Ă  l’hĂŽpital. « I faisait xĂ©ro degrĂ© dehors. Il Ă©tait en larmes, effondrĂ© », tĂ©moigne dans les mĂ©dias son pĂšre en 1996. ScandalisĂ© par le traitement de son fils, JĂ©rĂŽme a saisi l’association des parents d’élĂšves, dont il est vice-prĂ©sident, mais face Ă  l’absence de rĂ©action collective, il a fini par distribuer des tracts devant l’établissement avant de porter plainte.

L’article du 10 avril 1996 de La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es explique que ce mouvement de colĂšre a Ă©tĂ© rejoint par le tĂ©moignage prĂ©cieux d’une enseignante, Françoise Gullung, qui a « commencĂ© de s’interroger sur la discipline pratiquĂ©e au collĂšge lorsqu’elle a constatĂ© au dĂ©but d’un cours l’extrĂȘme fatigue de l’ensemble d’une classe ».

La professeure de mathĂ©matiques, arrivĂ©e dans l’établissement en 1994, dĂ©couvre alors que si « un interne perturbe le dortoir, quelle que soit l’heure, le surveillant rĂ©veille tous les enfants qui doivent rester debout en pyjama, pendant une heure ou deux ». Elle est Ă©galement tĂ©moin de violences physiques d’un surveillant sur un Ă©lĂšve. Endossant un rĂŽle de lanceuse d’alerte, elle Ă©crit au procureur de la RĂ©publique.

« La prĂ©sence dans l’établissement de Calixte Bayrou, Ă©lĂšve de quatriĂšme et fils du ministre de l’éducation nationale [
], a placĂ© le collĂšge en premiĂšre ligne de tous les mĂ©dias. »
La République des Pyrénées, 10 avril 1996

InterviewĂ©e par Mediapart trois dĂ©cennies plus tard, Françoise Gullung indique avoir Ă©crit au rectorat, au conseil gĂ©nĂ©ral (prĂ©sidĂ© par un certain François Bayrou), et en avoir parlĂ© directement Ă  l’élu lors d’une remise de mĂ©dailles, aprĂšs avoir Ă©galement tentĂ© de sensibiliser sa femme, qui enseigne le catĂ©chisme sur place.

« La justice devra statuer sur ces diffĂ©rents dĂ©rapages. Le ministre de l’éducation pourrait aussi demander des comptes Ă  cet Ă©tablissement sous contrat », prĂ©cise la journaliste d’Antenne 2 dans son commentaire le 10 avril 1996.

François Bayrou a contestĂ© avoir Ă©tĂ© directement alertĂ© par l’enseignante. Mais en tout cas, il n’est pas passĂ© Ă  cĂŽtĂ© de son tĂ©moignage Ă  l’époque. « La prĂ©sence dans l’établissement de Calixte Bayrou, Ă©lĂšve de quatriĂšme et fils du ministre de l’éducation nationale qui a annoncĂ© derniĂšrement une sĂ©rie de mesures pour lutter contre la violence en milieu scolaire, a placĂ© le collĂšge en premiĂšre ligne de tous les mĂ©dias », prĂ©cise La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es dans son article du 10 avril 1996.

Devenu premier ministre, François Bayrou a assurĂ© devant la reprĂ©sentation nationale ne jamais avoir Ă©tĂ© alertĂ© de ces violences. « On disait qu’à l’internat, peut- ĂȘtre il y a eu des claques, je n’en saĂŻs rien », a-t-il persistĂ© dans Le Monde. Le 11 avril 1996, pourtant, La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es poursuit son feuilleton avec de nouvelles rĂ©vĂ©lations, et l’élu bĂ©arnaĂŻis est directement interrogĂ© par les journalistes.

Mais, « de François Bayrou au pĂšre Vincent Landel [directeur de l’établissement - ndir], personne ne veut aujourd’hui rĂ©agir Ă  la polĂ©mique qui Ă©clabousse le collĂšge Notre-Dame-de-BĂ©tharram », relĂšve le quotidien du 11 avril 1996. Avant de prĂ©ciser que « le ministre de l’éducation nationale, dont l’un des enfants est Ă©lĂšve de l’institution religieuse, ne souhaite pas s’exprimer publiquement sur le sujet, tant que l’enquĂȘte est en cours ».

Maintien de l’ordre à l’internat

Cette nouvelle publication va plus loin sur le caractĂšre systĂ©mique des violences : on y apprend en effet, qu’en plus de JĂ©rĂŽme et de l’enseignante Françoise Gullung, « d’autres parents mettent en cause les mĂ©thodes disciplinaires employĂ©es par des surveillants - professionnels ou Ă©lĂšves du lycĂ©e - pour maintenir l’ordre au sein de l’internat, qui accueille 420 Ă©lĂšves de 11 Ă  18 ans ».

La journaliste rapporte par exemple le tĂ©moignage d’une femme, « mĂšre du jeune Davy, ĂągĂ© de 13 ans et pensionnaire depuis deux ans », qui aurait Ă©tĂ© victime lui aussi du surveillant gĂ©nĂ©ral. Ce dernier l’aurait frappĂ©, lui aurait interdit de se brosser les dents, mais l’aurait contraint de se rĂ©veiller le soir, pour se rendre en Ă©tudes jusqu’à 23 heures, malgrĂ© un Ă©tat de santĂ© fragile. Lorsque la mĂšre de Davy fait part de son mĂ©contentement, « Marie-Paul de Behr [lui] a rĂ©pondu que BĂ©tharram avait toujours Ă©tĂ© ce que c’était, et que cela ne changerait pas », indique l’article, qui raconte aussi que « certains professeurs s’attendaient depuis longtemps Ă  ce scandale ».

Le procĂšs qui fait suite Ă  la plainte du fils de JĂ©rĂŽme intervient deux mois plus tard, le mardi 11 juin 1996, et fait la une de la presse locale. D’autant que, depuis plusieurs semaines, la mobilisation de notables proches de Notre-Dame-de-BĂ©tharram, rassemblĂ©s autour du tĂ©nor du barreau Serge Legrand, a aussi fait les gros titres.

« La solidaritĂ© de BĂ©tharram, c’est plus fort que celle qui existe dans la franc-maçonnerie. »
Serge Legrand, avocat, le 12 avril 1996

Une « vague de soutien » a mĂȘme dĂ©ferlĂ© sur le BĂ©arn, rapporte Ă  l’époque La RĂ©publique des PyrĂ©nĂ©es, avec des « comitĂ©s de soutien » lancĂ©s aux « quatre coins du sud-ouest pour dĂ©fendre l’institution ».On se mobilise Ă  Bordeaux, dont plusieurs grandes familles ont envoyĂ© leurs rejetons Ă  BĂ©tharram, mais aussi Ă  Paris, oĂč « le grand couturier Jean-Charles de Castelbajac, ancien interne, a pris la tĂȘte du mouvement ».

À Pau, les tĂ©nors du barreau promettent aussi de se battre, « y compris le bĂątonnier Laparade qui, malgrĂ© ses 76 ans et une retraite mĂ©ritĂ©e, entend s’il le faut demander une dĂ©rogation pour plaider une derniĂšre fois ». « La solidaritĂ© de BĂ©tharram, c’est plus fort que celle qui existe dans la franc-maçonnerie », se fĂ©licite Serge Legrand, le 12 avril 1996. Dans Sud Ouest, l’association des parents d’élĂšves dit attendre les conclusions de l’enquĂȘte judiciaire pour se prononcer, comme François Bayrou auparavant.

Le ministre de l’éducation nationale, qui est aussi Ă  l’époque prĂ©sident du conseil gĂ©nĂ©ral des PyrĂ©nĂ©es-Atlantiques, se rend sur place le 4 mai 1996, comme Mediapart l’a dĂ©jĂ  racontĂ©. À l’occasion d’une cĂ©rĂ©monie officielle pour la fin des travaux de toitures de la chapelle de Lestelle-BĂ©tharram, Ă  laquelle est aussi conviĂ© le ministre de la culture Philippe Douste-Blazy, l’élu rompt avec son choix d’attendre la dĂ©cision du tribunal.

Le surveillant condamné, mais pas sanctionné

« Nombreux sont les BĂ©arnais qui ont ressenti ces attaques [les dĂ©nonciations des violences — ndlr] avec un sentiment douloureux et un sentiment d’injustice », explique-t-il, en apportant un soutien institutionnel Ă  l’établissement : « Toutes les informations que le ministre pouvait demander, il les a demandĂ©es. Toutes les vĂ©rifications ont Ă©tĂ© favorables et positives. Le reste suit son cours. Les autres instances qui doivent s’exprimer le feront. » De quelles « vĂ©rifications » s’agit-il, alors que le ministĂšre de l’éducation nationale et le rectorat ont indiquĂ© Ă  Mediapart n’avoir aucune trace d’une enquĂȘte administrative ?

Dans les journaux de l’époque, une enquĂȘte menĂ©e par un inspecteur de l’éducation est Ă©voquĂ©e. Mais celle-ci ne porterait que sur la seule « qualitĂ© de l’enseignement pĂ©dagogique » et ses conclusions n’ont jamais Ă©tĂ© rendues publiques, ni par l’administration, ni par le ministre.

Dans Sud Ouest, le pĂšre Vincent Landel, qui dirige alors l’établissement, Ă©voque le 30 juin 1996 l’existence d’un rapport, et fait son propre rĂ©sumĂ© des prĂ©tendues conclusions de l’enquĂȘte. La mission aurait conclu au fait que Notre-Dame-de-BĂ©tharram « possĂšde suffisamment d’atouts et d’élĂ©ments positifs pour surmonter ces moments difficiles et rĂ©ussir dans sa volontĂ© de changement », explique Vincent Landel, sans autre dĂ©tail.

Les pouvoirs publics le laissent dĂ©rouler, passifs. Dans l’interview, le directeur prĂ©cise qu’un nouveau rĂšglement intĂ©rieur va ĂȘtre proposĂ© Ă  la signature de tous les parents, afin que l’établissement ne soit « plus assimilĂ© par les familles Ă  une punition infligĂ©e Ă  leurs enfants ».

Entre-temps, le surveillant gĂ©nĂ©ral a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  Pau Ă  5 000 francs d’amende pour des violences sur mineur de moins de 15 ans au terme d’un procĂšs oĂč l’avocat de l’élĂšve, Jean-François Blanco, a dĂ©noncĂ© « la violence et les mĂ©thodes Ă©ducatives employĂ©es dans cette institution », comme le racontent encore les archives.

Encore une fois, rien ne passe inaperçu, d’autant que la direction du pensionnat refuse de sanctionner le mis en cause. « L’établissement BĂ©tharram qui avait dĂ©frayĂ© la chronique mĂ©diatique pour d’autres agissements dĂ©gradants s’est dĂ©clarĂ© solidaire de son surveillant gĂ©nĂ©ral. Aucune sanction administrative n’a Ă©tĂ© prise Ă  son encontre » prĂ©rise ainsi le JT de France 2 Aquitaine du 11 juin 1996

Le ministre François Bayrou, qui disait deux mois plus tĂŽt ne pas « s’exprimer publiquement sur le sujet, tant que l’enquĂȘte est en cours », disparaĂźt des radars. Pire encore, trois dĂ©cennies plus tard, l’élu prĂ©tend ne pas avoir Ă©tĂ© informĂ© de la condamnation du fameux surveillant. « Vous me l’apprenez », lance-t-il Ă  un journaliste du Monde, jeudi 13 fĂ©vrier 2025.

Deux ans aprĂšs le procĂšs, en 1998, explose une autre affaire BĂ©tharram, qui conduit Ă  la mise en cause du directeur de l’institution, le pĂšre Pierre Carricart, pour des faits de viols. François Bayrou va Ă  cette occasion directement rencontrer Le juge en charge du dossier, et son Ă©pouse se rendre aux obsĂšques du religieux, aprĂšs que celui-ci s’est suicidĂ© en 2000, alors qu’il devait de nouveau ĂȘtre entendu par la justice.

David Perrotin et Antton Rouget